2. L'UTILISATION DES LANGUES CRRVLE ET FRANÇAISECette section vise à présenter l'utilisation des langues dans certains aspects de la vie haïtienne comme la législation, la radiodiffusion et la télédiffusion, le cinéma, le commerce, la littérature. On sera plus en mesure de constater la part et le domaine d'utilisation du français et du créole. Le secteur de l'éducation fait l'objet d'un chapitre particulier.
2.1 LA LÉGISLATIONBien qu'il ait été utilisé comme langue officielle depuis l'indépendance, le français fut déclaré comme tel dans la constitution de 1918. Valdman (1978, p. 360) et Pompilus (1961, f. 18) prennent ainsi position contre l'opinion « largement répandue que le français aurait été proclamé langue officielle du pays dès la déclaration de l'indépendance », opinion à laquelle souscrit Gouraige (1974). Pompilus reconnalt toutefois l'intention de Dessalines :
La constitution de 1918, votée en pleine occupation américaine, a même, pour la première fois, consacré dans un article spécial le voeu des fondateurs de la nation : le constituant pensait préserver, par cette disposition, un bien appartenant au patrimoine national, contre la menace que représentait la langue de l'occupant.
Certains rapportent que ce fut une concession de l'occupant pour s'allier l'élite du pays et scinder le mouvement de résistance. D'autres, comme Anglade (1982) et Roseline Dupoux-Benjamin (1972, f. 20) considèrent que la constitution de 1857 a établi le français comme langue officielle.
Cet article 24 de la constitution de 1918 se lit (Valdman, 1978, p. 360) : « Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire en matière administrative et judiciaire ».
Cet article demeura inchangé, à travers les différentes constitutions jusqu'en 1964 où, à l'article 35, on peut lire :
Le français est la langue officielle. Son emploi est obligatoire dans les services publics. Néanmoins, la loi détermine les cas et conditions dans lesquels l'usage du Créole est permis et même recommandé pour la sauvegarde des intérêts matériels et moraux des Citoyens qui ne connaissent pas suffisamment la langue française.
Même si cet article n'exprime qu'une forme de tolérance, c'est déjà une innovation par rapport aux constitutions de 1918, 1932, 1946 et 1950 (Pompilus, 1983, pp. 7-8).
Le Code rural Dr François Duvalier de mai 1962 ne fait aucunement mention de la langue à utiliser pour l'administration des sections rurales. Il précise seulement que « le Conseil d'administration (de la section rurale) est composé de trois (3) membres sachant lire et écrire y compris le notable » (art. 4). Par ailleurs, il précise aussi (art. 355, a) que pour être membre de la Police rurale, il fallait, entre autres, « Être diplômé, de l'École de police rurale ou à défaut, avoir son certificat d'études primaires (ou l'équivalent) sachant bien lire et écrire; [...] ». Bien que les programmes d'alphabétisation se déroulent depuis 1943 en créole (Belloncle, 1981, p. 6), il était certainement question d'écriture et de lecture en français. Selon Belloncle (1981, p. 75), le code rural a été traduit en créole et publié uniquement par des organisations privées mais non par l'Office national d'alphabétisation et d'action communautaire (O.N.A.A.C.).
Le Code du travail Dr François-Duvalier (octobre 1961) se réfère explicitement à la langue française. Il précise, à l'article 19, que « le contrat de travail individuel, quand il est écrit, sera rédigé en français [...j ». Pour sa part, le contrat collectif de travail (art. 52) « doit être écrit et rédigé en français à peine de nullité ».
Ces codes sont en quelque sorte incompréhensibles pour la très grande majorité de la population qui, même alphabétisée en créole, ne peut les lire. En fait, selon le G.R.E.A.L. (Groupe de recherches et d'expérimentation en alphabétisation), la post alphabétisation doit être axée sur la conscientisation du paysan par rapport à sa situation et l'une des façons d'y arriver est l'utilisation du créole pour mettre les textes de loi à la portée de l'alphabétisé (Belloncle, 1981, p. 75) :
Pour parvenir à un tel objectif, deux éléments sont nécessaires . la traduction en créole et l'impression en nombre suffisant d'un certain nombre de textes fondamentaux Constitution du pays, Code rural François-Duvalier, code du travail, textes concernant l'organisation communautaire etc. [...] or, [...], on semble se heurter à des difficultés importantes. Ainsi « concernant la publication des textes officiels en langue créole, il semble exister jusqu'à ce jour quelques réticences malgré la très grande demande des paysans ».
Le problème linguistique se répercute alors au niveau de l'administration et de la justice. On constate que le créolophone a accès, dans une langue étrangère, à l'administration et à la justice. Depuis peu, certaines équipes d'avocats de Port-au-Prince, des Gonaïves, du Cap-Haïtien abordent, en créole, certains aspects du droit civil (Pompilus, 1983, p. 7). Bentolila et Gani (1981, p. 117) soulignent que certains tribunaux entendent des causes en créole. Ainsi donc, même le domaine juridique n'est plus la chasse gardée du français même si l'usage du créole est loin d'être généralisé et se limite, pour l'instant, à l'oral.
Pourtant, Hyppolite (1952) insistait pour que le créole ait droit de cité dans les débats juridiques et écrivait (p. 11) :
[...] les prévenus paysans sont questionnés et entendus en créole d'accord, mais ces paysans qui subissent un interrogatoire dans leur langue maternelle se croient l'objet d'une offense. Ils s'efforcent de baragouiner quelque chose qui n'est ni français ni créole et sont le plus souvent condamnés, victimes d'un préjugé stupide que le complexe et le snobisme des gens de notre élite ont créé et entretenu chez eux.
C'est dans le domaine de l'éducation que la législation est, depuis 1979, plus progressive. Le ministre Bernard utilisait même le créole dans certaines communications écrites officielles (voir, par exemple, Bulletin de l'Institut de linguistique appliquée, 1980, no 13, p. 12).
Enfin, par la constitution du 27 août 1983, on reconnaît davantage le créole. À l'article 62, on note : « Les langues nationales sont le français et le créole. Le français tient lieu de langue officielle de la République d'Haïti. »
Or, tenir lieu de a le sens de « remplacer », « suppléer » et est moins significatif quant à la détermination de l'essence que le verbe être. Il a plutôt un sens passager.
Valdman (1978, p. 360) considère qu'à longue échéance, le créole pourra devenir une « langue officielle auxiliaire » étant donné son ampleur, son statut de langue vernaculaire et véhiculaire pour une grande partie de la population et enfin « parce que le créole jouit déjà d'une certaine reconnaissance officielle ».
2.2. LA PRESSE PARLÉELa radio et la télévision jouent des rôles importants parce qu'elles brisent l'environnement immédiat de l'individu et le mettent en contact avec ce qui se passe « ailleurs ». Par la langue utilisée, elles ont une fonction normalisatrice. L'individu compare son média linguistique avec celui utilisé par la radio ou la télévision et se rend compte de la valeur de sa langue.
2.2.1. La radiodiffusionPeu d'informations sont disponibles dans ce domaine. Selon une note datée du 18 avril 1983 de la Direction de la recherche et de la documentation du Département de l'information et des relations publiques (D.I.R.P.), il y aurait 27 stations de radio : une station gouvernementale de portée nationale, trois stations à caractère religieux de portée régionale, deux stations à caractère religieux de portée locale et enfin 21 stations à caractère commercial de portée locale. Cette note n'indique pas la puissance, la fréquence utilisée, la localité et la langue utilisée.
À partir de certaines données fournies par le Conseil national de télécommunications (CONATEL), on constate que 80 % de la puissance installée se retrouve à Port-au-Prince et au Cap-Haïtien. Cette puissance installée n'est pas constituée en réseau mais en unité. En général, les stations sont petites et autonomes. En 1978, on comptait, sur un total de 30 stations, 15 avec une puissance inférieure à 500 watts et huit avec une puissance de 501 à 1 000 watts.
Le créole est la langue la plus utilisée. Certaines stations diffusent uniquement en créole alors qu'une station diffuse en français et en espagnol (Radio-Métropole). Sur ce continuum, on retrouve toutes les autres stations, y compris Radio-Lumière (FM) qui diffuse en français et en anglais.
L'Institut haïtien de statistiques et d'informatique (I.H.S.I.) a présentement un projet de recueil de données sur la radiodiffusion. En plus des questions sur les dépenses, les recettes, la puissance, le personnel, etc., deux éléments portent sur la langue de programmation en fonction d'abord du statut de la station (religieux, gouvernemental, commercial) et, en deuxième lieu, de la portée de la radiodiffusion (nationale, régionale, locale).
Deux constatations ressortent : une concentration de stations émettrices à Port-au-Prince et dans l'ensemble, la faible puissance des stations. Dans un pays fortement montagneux, on peut supposer que l'aire d'écoute est passablement restreinte. Seulement Radio Nationale (4VRD) couvre l'ensemble du pays, principalement autour des centres urbains secondaires. On peut aussi supposer que la radio diffuse tout autant (et sinon plus) en créole qu'en français. L'anglais est quasi inexistant sur les ondes et pas du tout en dehors de la capitale. Enfin, selon l'annuaire statistique de l'Unesco (1981), on comptait, en 1979, 21 postes récepteurs par 1 000 habitants (pour un total de 101 000 postes).
2.2.2. La télédiffusionCette situation privilégiée du créole en ce qui concerne la radiodiffusion n'est pas la même quant à la télévision, l'anglais y étant la langue la plus utilisée.
Le réseau gouvernemental comporte un télédiffuseur, la Télévision nationale, diffusant en ondes hertziennes sur plusieurs canaux en province. Ce réseau, mis en place en décembre 1979, ne comporte aucune programmation régionale. Selon les renseignements fournis par le D.I.R.P., on diffuse en moyenne sept heures par jour un contenu éducatif, informatif, culturel et public. Une partie de la programmation est en créole, comme les bulletins d'information, des émissions touchant les arts et la culture, la santé et l'hygiène, etc., sans oublier le football local.
Le réseau commercial fonctionne sur câble par l'entremise de Télé-Haïti et ce, depuis décembre 1959. Il couvre uniquement la capitale et certains quartiers (entre autres, les quartiers défavorisés). On estime qu'il y a entre 10 000 et 12 000 abonnés au réseau commercial (Port-au-Prince comptait, en 1982, 719 500 habitants). Le coût mensuel de la télédistribution était (en 1982) de 5 $ US par mois. Cinq programmations sont accessibles.
La chaîne 2 diffuse, en moyenne, 12 heures par jour, principalement en français, soit des émissions étrangères (dont plusieurs québécoises), soit des émissions locales (quelquefois en créole comme Haïti-Thomas). La publicité est tantôt en français, tantôt en créole, parfois en anglais. La chafne 3 diffuse des informations relatives aux programmations disponibles sur les autres chatnes ainsi que des réclames commerciales écrites en français ou en anglais. La chaîne 4 diffuse en anglais avec publicité en français, en anglais, parfois en créole. Elle fonctionne environ 12 heures par jour, ne comporte pas de programmation locale sauf le bulletin d'information. On y retrouve des programmes américains. La chaîne 5, fonctionnant en anglais, diffuse 24 heures par jour des films américains et la chaine 6 diffuse des émissions sportives 24 heures par jour.
À cause du coût d'achat élevé des appareils, la télévision n'est pas répandue. Selon l'Unesco (1981), il y aurait trois téléviseurs par 1 000 habitants. Les familles aisées bénéficient de la télédiffusion et l'anglais pénètre plus facilement au foyer. En province (et même à Port-au-Prince), on dispose du téléviseur communautaire, installé dans un parc ou au coin d'une rue, à la disposition des villageois. Il ne reçoit que les émissions du réseau national.
Aucune statistique n'est disponible sur la langue de diffusion, les cotes d'écoute selon les émissions et selon les régions, le nombre d'émissions locales, etc. Parmi les émissions fort populaires, il convient de signaler, en plus du football, celle de « Languichatte au XXe siècle »; il s'agit d'une comédie de moeurs en créole.
2.3. LE CINÉMAUne enquête sur les établissements d'exploitation commerciale de films fut menée par le Service de la statistique sociale de l'Institut Haïtien de statistiques et d'informatique en novembre 1983. Elle concernait les cinémas de Port-au-Prince. On a dénombré 20 salles ouvertes et sept salles fermées. Dix-sept cinémas à salle unique ont une capacité totale de 11 029 places; un cinéma, avec trois salles, a une capacité de 750 places; deux cinémas, avec quatre salles, ont une capacité de 2 047 places.
En province, c'est un divertissement fort limité car il faut, en premier lieu, une zone électrifiée et ensuite, l'appareillage nécessaire. On retrouve des cinémas à Cap-Haïtien de même qu'à Les Cayes mais aucune donnée n'est disponible sur le nombre de sièges ou le type de film présenté.
On n'exploite plus de ciné-parcs depuis septembre 1981. C'était pourtant un divertissement prisé mais, pour des raisons inconnues, la mode a passé; alors qu'en 1970, on avait compté 161 636 entrées dans les ciné-parcs, il n'y en avait plus que 4 000 en 1980. La moyenne des admissions pour les cinémas entre 1970 et 1982 est de 1 921 000 avec un sommet de 2 837 684 en 1977.
Les recettes s'élèvent à environ 1 667 101 $ US pour 1982. Le prix moyen du billet est passé de 0,31 $ US (en 1970) à 0,86 $ US en 1982 (total des recettes/total des entrées). Si on considère que les « grands » cinémas ont des droits d'entrée de 2 $ US à 3 $ US, le cinéma reste encore abordable pour une couche de la société.
Selon une enquête menée en novembre 1983 par l'I.H.S.I. (Bulletin de statistiques, supplément annuel n° XII, p. 22) sur les pays d'origine des longs métrages projetés dans les cinémas de l'Aire métropolitaine en 1982, près de 49 % des films provenaient des États-Unis, 34 % de la France et 8 % de Hong-Kong. En 1980, ces pourcentages étaient respectivement de 37 %, 39 % et 14 %.
La qualité des films varie énormément. Malgré la présentation des films en français dans les cinémas, on constate que les « trois grands » (Capitol, Impérial, Triomphe) présentent des films de très bonne qualité, qu'ils sont associés aux grands réseaux internationaux de distribution et qu'ils attirent la classe moyenne et la bourgeoisie. Les autres sont des cinémas de quartier présentant des films de deuxième et de troisième catégories dont le trait commun semble être l'aventure et la violence.
De grandes possibilités semblent exister dans ce domaine mais ce n'est pas suffisant pour développer une industrie cinématographique. Le Service de la statistique sociale de l'I.H.S.I., selon les observations recueillies en décembre 1983, avait recensé cinq films ayant le caractère de production nationale, c'est-à-dire avec une participation haïtienne d'au moins 50 % :
Olivia de Bob Lemoine (1977), tourné en français et en créole, 2 455 mètres, 35 mm, à caractère éducatif.
M'ap pale net de Raphael Stines (1977), tourné en français et en créole, 275 mètres, 16 mm, à caractère récréatif.
Anita de Rassoul Labuchin (1980), tourné en français et en créole, 16 mm, à caractère récréatif et éducatif.
À la mise pou Rodrigue de Claude Mancuzo (1979), tourné en créole, 16 mm, à caractère récréatif.
Échec au silence de Bob Lemoine (en cours de montage), tourné en français, 2 728 mètres, 35 mm, à caractère éducatif.
Enfin, on pense qu'il y a eu un film sur les Gouverneurs de la rosée, célèbre roman de Jacques Roumain, mais ce n'était pas une production nationale. Le cinéma de qualité s'adresse à une couche aisée qui maîtrise déjà le français; le cinéma de quartier ne mise pas sur le dialogue mais sur l'action. Dans les deux cas, l'impact sur le plan linguistique est minime.
2.4. LA PRESSE ÉCRITELa presse écrite a une longue tradition en Haïti. En 1763, on voulut créer une imprimerie pour éditer la gazette de Port-au-Prince. Toutefois, le roi avait accordé à Antoine Marie, imprimeur du Cap, le privilège exclusif d'« imprimeur-libraire de Saint-Domingue ». Ce dernier protesta et Port auPrince n'eut pas de journal (Corvington, 1975a, p. 48). En 1769, les autorités transfèrent la gazette coloniale Les Affiches américaines du Cap à Port-au-Prince. Un supplément, L'Avis du Cap, fut imprimé au Cap. À la suite du tremblement de terre de 1770, Les Affiches américaines perdirent leur local et leur équipement. Les administrateurs de la colonie firent alors transporter à Port-au-Prince le matériel de l'imprimerie du Cap; ce fut la fin du journal L'Avis du Cap. Pourtant, à cette époque, « au contraire du Cap, la production littéraire à la capitale était nulle » (Corvington, 1975a, p. 125). Vers 1812, on retrouve L'Abeille haïtienne, périodique bimensuel permettant aux intellectuels de faire valoir leurs connaissances et leur talent littéraire (Corvington, 1975c, p. 40). Vers 1820, on retrouve le journal officiel du gouvernement Le Télégraphe et Le Propagateur haïtien. Puis vinrent l'hebdomadaire de l'opposition, fondé vers 1825, Feuille du commerce, et un autre journal du gouvernement, Le Phare, fondé en 1830. Le Manifeste sera lancé en 1841; en 1842, on aura Le Patriote, journal de l'opposition, et aussi Le Temps (Corvington, 1975c, p. 79). On trouve, vers 1860, Le Progrès, journal politique, littéraire et industriel. Corvington (1975c, p. 149) exprime ainsi le climat des années 1860 quant à la presse écrite :
Dans la presse, de grands esprits [...] émettent de brillantes considérations sur les problèmes concernant l'avenir du pays. On assistait parfois à de véritables joutes entre les journalistes de La République, journal pro-gouvernemental, et ceux de L'Opinion nationale, le plus frondeur de tous les journaux de la capitale. Il s'exprimait moins de passion dans les autres périodiques car on savait ce qu'il en coûtait parfois de se poser en journaliste indépendant. Cette presse à tendance conservatrice groupait 13 quadragénaire Feuille du commerce, Le Moniteur haïtien, La Revue du commerce et des tribunaux, L'Écho d'Haïti, et Le Bien public.
Donc, à cette époque, on publiait au moins sept journaux haïtiens sans mentionner ceux du Cap. Partant de ce fait, la presse écrite haïtienne est une institution profondément ancrée dans le contexte.
Actuellement, on ne saurait dire le nombre exact de périodiques et de journaux publiés en Haïti. Selon une liste remise par l'I.H.S.I., datée du 29 juin 1983, on relève 48 journaux et périodiques publiés en Haïti par des organisations privées ou gouvernementales. Or, cette liste ne concorde pas avec les autres listes obtenues de la même source. La raison en est fort simple : d'une part, il y a absence d'un recueil systématique des organes d'information et, d'autre part, parution à des intervalles fort distants et irréguliers de certains périodiques d'où l'ignorance de l'existence de ces périodiques. Pour la plupart, ils sont publiés en français. Parmi ceux qui sont publiés en créole, on peut citer : Boukan, Bon Nouvel, Soley Levé, Bwa Chandèl, Journal Kopération.
Parmi les quotidiens et hebdomadaires francophones, on constate que le Petit Samedi Soir publie de temps à autre un article en créole. Dans les quotidiens, c'est exceptionnel. Le 15 décembre 1983, le Nouveau Monde et Le Nouvelliste ont publié, en créole, un discours présidentiel prononcé la veille au Cap-Haïtien. Le Nouveau Monde (gouvernemental) publiait alors en créole et le Nouvelliste (privé), en français.
Bwa Chandèl est une publication de l'Office national d'alphabétisation et d'action communautaire (O.N.A.A.C.). Bon Nouvel, tiré à 30 000 exemplaires par mois, est publié par les cultes réformés. Soley Levé a été publié pour la première fois en novembre 1976 pour donner suite au premier cycle d'alphabétisation aux Côtes-de-Fer. Il comporte un éditorial, des nouvelles, des rubriques sur la santé, des rubriques éducatives et récréatives, etc. Selon Belloncle (1981, p. 68) :
Pour le reste, le journal a connu et continue à connaftre les problèmes habituels de ce type de communication : irrégularité dans la parution, difficulté à mettre en place un réseau de diffusion (et de vente) efficace et une animation suffisamment régulière pour susciter un véritable dialogue avec les lecteurs.
Ce journal, depuis 1978, est distribué par la Fédération des conseils d'action communautaire et sert de moyen d'animation. Il est bon de souligner qu'il a joué un rôle important dans la revalorisation du créole (Belloncle, 1981, p. 68).
Le tirage des principaux quotidiens et périodiques est relativement faible. À partir d'informations fournies par l'I.H.S.I. (1983), on peut dresser un tableau résumant la périodicité et le tirage des principaux organes de la presse écrite (tableau I.4).
Même si cette liste est sujette à caution, elle illustre néanmoins la situation de la presse écrite en Haïti. Les journaux de Port-au-Prince atteignent très peu la province à l'exception du Nouveau Monde. Ce journal gouvernemental est distribué dans les bureaux des différents ministères et véhicule l'information relative aux nominations, déplacements, programmes d'action, conférences, etc. Le Moniteur publie les lois et décrets et fait office de gazette officielle.
Aucune information n'est disponible sur le lectorat par copie. Cependant, on semble s'accorder pour dire que le Petit Samedi Soir (en quelque sorte un hebdomadaire critique) est celui qui circule le plus d'une personne à l'autre.
TABLEAU I.5Nombre et pourcentage des propriétaires-gérants de commerce de gros et de détail ayant terminé au moins une scolarité primaire (selon le recensement de 1971)Si on accepte l'hypothèse que, dans les conditions actuelles (et antérieures) de l'enseignement, 1a maîtrise du français s'acquiert à l'école secondaire, la proportion de commerçants maîtrisant le français devient très mince.
11 y a donc deux volets linguistiques au secteur économique : le commerce extérieur (exportation et importation) est majoritairement anglophone (il y aurait peut-être lieu d'aborder le volet hispanophone); le commerce intérieur est majoritairement créolophone.
2.6. LA LITTÉRATURELa théorie de la diglossie soulève aussi le problème de la littérature reliée à une langue H et quasi absente de la langue B. Il en ressort que le créole, langue dominée, unique moyen de communication pour la très grande majorité des masses, reléguée à un second plan et réservée à un emploi exclusivement oral, ne peut progresser quant à l'écrit et qu'elle ne peut par conséquent développer une littérature. (Le problème de l'orthographe sera abordé dans le chapitre traitant de l'alphabétisation puisque son développement y est rattaché.)
Sur le plan littéraire, Haïti est très avantagé. La presse écrite s'est développée dès le XVIIIe siècle. Quelque 5 UUU publications ont été identifiées dans une bibliographie de 1951 (Fleischmann, 1976, p. 11). Depuis ce temps, ce nombre a certainement augmenté de façon appréciable d'autant plus que l'on assite à l'internationalisation de l'édition des auteurs Haïtien et que l'Haïtien de la diaspora aime lire ce qui le rapproche de son pays. La prise en main par de grandes maisons d'édition évite à l'auteur les frais d'édition et d'impression, ce qui incite un plus grand nombre d'auteurs à écrire (Fleischmann, 1976, p. 29).
Cette littérature haïtienne fait face à deux problèmes : la langue et la diffusion. La très grande majorité des oeuvres ont été publiées en français. La conception de l'éducation et son mode exclusif de communication (le français), l'absence d'une graphie créole et d'une demande pour ce produit, l'influence française et l'attachement quasi maladif à « tout ce qui est français » firent en sorte que tous les grands courants littéraires français ont eu des adeptes tant en ce qui concerne la forme que le fond.
Fleischmann (1976) identifie trois grands courants de littérature :
littérature apologétique, imitation de la littérature fançaise, roman de moeurs (1804-1915) : affirmation de sa place sociale par une élite francisée;
indigénisme (1915-1935) : essai de découverte d'une identité haïtienne;
littérature à préoccupation sociale (de 1935 à nos jours) : essai de métamorphose du monde par l'action engagée.
La période de la littérature apologétique peut se scinder en deux temps : le classicisme (1804-1850) et le romantisme (1850-1915) (Pluchon, 1974, p. 24). Le classicisme présente peu d'intérêt selon Pluchon. Le romantisme, avec 15 ans de retard, s'épanouit avec Massillon Coicou, Oswald Durand et surtout la Génératon de la ronde (Etzer Villaire, Justin Chérisson, Thomas Madiou, Frédéric Marcelin, Fernand Rippert), laquelle peut être considérée comme l'affirmation d'une première école littéraire typiquement haïtienne.
La tendance de cette littérature était de « démontrer, directement et indirectement, que l'Haïtien noir était capable de créer la même littérature que le blanc » (Fleischmann, 1976, p. 12). On voulait dépasser le complexe d'infériorité légué par le système colonial. Le drame de la poésie haïtienne, écrit Gouraige (1974, p. 156) « était alors celui du poète qui, mis en possession d'un instrument d'emprunt, s'apercevait à moitié à quoi il pouvait servir ».
La seconde période débute par l'occupation américaine. Le pragmatisme et la « civilisation américaine » s'opposaient à la culture et à l'érudition française. De plus, une certaine couche sociale composée, d'une part, de jeunes mis à la porte des écoles supérieures (les Américains ont fermé tous les établissements d'enseignement supérieur et ont développé plutôt le secteur agricole) et, d'autre part, d'une bourgeoisie noire qui voyait les Américains lui préférer la bourgeoisie mulâtre, a décidé d'utiliser la littérature comme instrument d'opposition indirecte. Alors que la langue avait séparé la bourgeoisie de la paysannerie, la couleur les réunit pour faire face à l'occupant : « les jeunes bourgeois noirs frustrés dans leur tentative d'ascension sociale se découvrirent solidaires de la masse paysanne, également noire, et s'attaquèrent au comportement des mulâtres sur le plan culturel » (Fleischmann, 1976, p. 19). On aborda tous les thèmes servant à valoriser ce qui est haïtien paysage, histoire, folklore, vaudou, 1804, la race, etc. FLeischmann estime que la parution de Gouverneurs de la rosée (Roumain, 1944) marquait la mort de l'indigénisme « pur » et il ajoute :
En définitive donc, les idées indigénistes ainsi exprimées (dans l'ensemble des romans) atteignaient un but contraire à leurs intentions; pour ceux qui ne connaissaient rien à la vie des paysans haïtiens, le roman indigéniste ne faisait que satisfaire une curiosité exotique et ancrer un peu plus fortement des préjugés défavorables.
La période de la littérature à préoccupation sociale ou littérature socialisante est très peu analysée par Fleischmann bien qu'il la propose comme étant l'une des périodes marquantes. Il considère que cette période est de source similaire à celle de la période indigéniste « les frustrations d'une jeune élite intellectuelle qui, après la faillite des valeurs traditionnelles, avaient perdu toute orientation et toute foi en l'avenir ». Il y situe Roumain, Depestre, Bélance, Jacques Alexis.
À travers les périodes, une constante se dégage l'utilisation du français. Selon Bertrand (1978, p. 26), les poètes évoquaient les muses grecques, les paysages bucoliques, imitaient les romantiques, les parnassiens et les symboliques. Dans la période indigéniste ou patriotique, ils s'étaient tournés vers la vie nationale : 1804, les héros de l'Indépendance, la culture Haïtienne, la race noire. « Si l'on excepte Oswald Durand, Justin Lhérisson, Frédéric Doret, jusqu'en 1924, tous les autres écrivains haïtiens ont publié en français. » À ces noms qui ont publié, en partie, en créole, il faut ajouter le conseiller créole Duvivier de la Mahautière qui a publié, à la fin du XVIIIe siècle, le premier poème créole si connu : Lisette quitté la plaine.
Le problème de l'écrivain créole était l'absence d'une graphie stable. Certains ont utilisé une graphie proche du français : de la Mahautière, Doret, Sylvain, Mérisson, Durand, Coicou. Depuis 1950, on semble utiliser la graphie phonétique de McDonnellLaubach. Bien que la presque totalité des écrivains haïtiens actuels utilisent la graphie de l'O.N.A. A.C., la querelle n'est pas terminée et même le Bulletin de l'Institut de linguistique appliquée, dans un récent numéro, présentait deux modes de graphie.
À part la langue, le second problème de la littérature haïtienne est la diffusion. Bertrand (1978, f. 27) avance que l'écrivain utilisant le français ne s'adresse qu'à 10 % ou 15 % de la population parmi lesquels beaucoup parlent et comprennent très mal le français, « ou du moins le parlent et le comprennent à l'haïtienne ». Or, la littérature haïtienne, selon Bertrand, s'est toujours caractérisée par son inaccessibilité tant pour les étrangers que pour les Haïtiens. Fleischmann (1976, p. 11) estime qu'il n'y a jamais eu plus de 200 000 personnes, parmi les cinq millions, capables de participer à une littérature écrite soit comme auteur soit comme lecteur.
Bertrand (1978, f. 28), à la suite de Fleischmann, rapporte aussi que tous les écrivains ont, à peu de chose près, le même profil de carrière : études juridiques, professorat, journalisme, carrière dans l'administration publique et la politique. Près de 80 % des oeuvres sont des études littéraires.
La presque totalité du marché est couverte par le livre importé. En 1970, la France comptait pour 41 % des importations de livres, les États-Unis pour 24 %, le Canada pour 14 %. Le total des importations s'élevait à 77 809 $ US. Cependant, on assiste de plus en plus à une production littéraire locale en français et en créole. Ainsi, entre 1974 et 1977, il y a eu, en moyenne, de 20 à 30 livres publiés par année. Parmi les 17 maisons d'éditions, il y en a trois qui se spécialisent dans l'édition en créole : Edision Bon Nouvel, Edision Boukan et la Société Biblique d'Haïti, trois maisons à caractère religieux. En 1975, on dénombrait 18 titres en créole dont 12 aux éditions Boukan et Bon Nouvel (Bertrand, 1978, f. 31).
La plupart des libraires se trouvent à Port-au-Prince et, selon Bertrand, « les quelques rares acheteurs des villes de province doivent s'approvisionner à la Capitale ». La consommation du livre est très faible à cause, d'une part, du très bas niveau de vie rendant le livre, même scolaire, inabordable pour la majorité des familles et, d'autre part, à cause du système d'enseignement favorisant le psittacisme et la mémorisation, ce qui ne permet pas à l'élève de lire pour découvrir et structurer ses connaissances.
La situation est toutefois en évolution. La démocratisation de la littérature et son accessibilité à une plus grande masse est en cours et ce, par le biais du créole. Si certaines tendances se poursuivent, estime Fleischmann, on verra un changement dans la fonction de la littérature haïtienne, notamment avec l'introduction du créole comme langue écrite.
Trois raisons expliquent que l'on s'intéresse de plus en plus à la littérature nationale. Depuis 1965-1966, on aborde, au niveau secondaire, la littérature haïtienne et ceci a ouvert l'horizon de nombreux lycéens. De plus, ceux qui demeurent à l'étranger veulent rester en contact avec le pays et ont tendance à lire ce qui est haïtien (on estime que l'intelligentsia haïtienne de la diaspora est plus importante que celle qui demeure en Haïti). On considère toutefois que l'évolution la plus importante est l'extension de la littérature sur le plan de la langue littéraire. La standardisation et la normalisation d'une graphie du créole permettent non seulement la production de textes éducatifs mais aussi de petits romans à tendance moraliste et même de bandes dessinées comme Dram Zafra de Joel Lorquet. Fleischmann (1976, p. 29) reconnaît l'apport de l'Église dans la littérature créole :
Les mensuels édités par l'Église eurent le même succès; là, le public lui même apportait sa contribution, remplissant des pages avec ses articles. Ce niveau est ignoré d'une façon significative par les cercles érudits; il traduit pourtant l'existence d'une littérature populaire d'apparence modeste mais qui contribue nettement à la littérature haïtienne car elle s'adresse une partie de la population qui était jusquelà tenue à l'écart de tout écrit.
On considère que la première oeuvre d'envergure en créole (au-delà des fables, contes, etc.) fut Dézafi de Franck Étienne. Comme l'écrit Fleischmann (1976, p. 29).
La langue de cette oeuvre est même si riche que ce sont maintenant les milieux urbains qui se trouvent défavorisés : de la même façon que l'Haïtien moyen a du mal à lire une oeuvre en français, le membre de l'élite urbaine se trouve déconcerté par le vocabulaire d'origine paysanne de Dézafi.
Tant du point de vue de la langue que des idées, la littérature deviendra « nationale » et ne sera plus dépendance de modèles étrangers. « L'écrivain pourra alors s'engager dans une littérature militante qui prendra tout son sens car elle ne sera plus le simple jeu de société d'une élite fermée » (Fleischmann, 1976, p. 29).
2.7. LES ASPECTS RELIGIEUXL'un des aspects importants de la vie haïtienne est le phénomène religieux. On y rencontre, en plus de la religion catholique qui rejoint de 80 % à 90 % de la population, une multitude de cultes plus ou moins importants. Sur le plan linguistique, aucune enquête n'a été faite. À la suite d'observations et de rencontres, on peut avancer quelques éléments. En milieu rural, peu importe la dénomination, le créole est la langue utilisée pour les offices. En milieu urbain, toutes les églises utilisent le créole et il y a aussi des offices en français. On note beaucoup de publications créoles à caractère religieux ou moralisant (voir, par exemple, Etien, Comité protestant d'alphabétisation et de littérature).
On s'accorde aussi pour souligner le fait que les cultes réformés ont utilisé le créole dans les offices avant que les prêtres catholiques ne le fassent. La raison en est fort simple : les pasteurs et animateurs des cultes réformés provenaient des États-Unis et apprenaient le créole sans apprendre le français. Du côté catholique, les religieux et religieuses venaient de pays francophones et utilisaient le français. La situation s'est modifiée : maintenant les religieux francophones apprennent le créole à leur arrivée et l'utilisent couramment. Enfin, quelques observateurs ont souligné que, dans certaines missions des cultes réformés, le prédicateur, lors des offices, s'adresse aux fidèles en anglais et un interprète traduit ses paroles.
CONCLUSION
Ce chapitre a tenté de faire le point sur la situation linguistique en Haïti. La situation diglossique factuelle signifie que certains locuteurs ont effectivement un choix linguistique dans certaines situations alors que la situation diglossique mentale présuppose que la majorité des Haïtiens considèrent comme normal que certaines situations commandent l'emploi du français.
Les fonctions linguistiques telles que décrites par Ferguson se sont considérablement modifiées. Valdman (1978, p. 316) estimait que le créole avait fait des gains dans tous les domaines sauf dans les cours universitaires. Toutefois, une enquête menée en ce domaine par J.-B. Romain (1978) indique que les professeurs d'université constatent qu'une relation existe entre le succès de l'étudiant et sa capacité à maitriser le français. Selon les estimations, entre 50 % et 75 % des étudiants maitrisent parfaitement le français. Plus de 40 % de ces professeurs estiment qu'il n'y aurait aucun inconvénient à utiliser le créole dans l'enseignement universitaire. D'ailleurs, dans certains cours, les professeurs utilisent le créole soit pour résumer soit pour stassurer que tous ont compris. Cette pratique est, semble-t-il, généralisée au secondaire.
L'utilisation du créole est donc en progression et a rejoint plusieurs secteurs auparavant réservés au français. Dans la situation actuelle, les gains se sont surtout faits sentir dans le secteur de l'oralité. L'introduction du créole dans l'enseignement ne fera qu'accentuer cette tendance d'autant plus que la dimension « écriture » deviendra de plus en plus importante. Le créole n'atteint pas encore tous les secteurs de la vie quotidienne; les actes administratifs et judiciaires, les transactions bancaires par exemple, ne sont pas encore touchés bien que, localement, certaines expériences soient entreprises. Il importe de souligner que les masses rurales, périurbaines ou à statut socio-économique faible utilisent le créole dans toutes les activités de la vie courante.
On constate aussi que l'utilisation de l'anglais est en nette progresssion, principalement dans la classe supérieure (bourgeoisie commerçante). Il y a une pénétration très forte de la télévision américaine et le modèle de vie américain est sans cesse véhiculé dans les échanges avec la diaspora Haïtienne d'Amérique du Nord.
La réflexion doit maintenant se poursuivre en ce qui a trait aux systèmes éducatifs. La compréhension de la dynamique linguistique passe par l'étude approfondie du système scolaire (en terme d'efficacité) et par l'étude de la réforme éducative, notamment du volet linguistique qui favorise l'introduction du créole comme langue d'enseignement et langue enseignée. Les chapitre II et III sont consacrés à ces volets.